Archives mensuelles : février 2016

Un lab pour que l’État démocratise les blockchains ?

La technologie des blockchains va transformer notre société de manière au moins aussi radicale que le Web. L’État a besoin d’un laboratoire de recherche et développement dédié aux blockchains :

  • pour accélérer la transformation numérique des métiers du financement et de la sécurisation des politiques publiques,
  • pour en démocratiser les applications d’intérêt général, de manière à éviter que cette technologie ne renforce exclusivement des pouvoirs privés (notamment financiers),
  • et pour renseigner nos gouvernants et hauts fonctionnaires sur les menaces et opportunités liés à cette technologie ainsi que ses capacités et limites réelles.

La Caisse des Dépôts et Consignations a récemment annoncé la création d’un groupe de travail sur ce thème (voir aussi leur communiqué de presse). Développer ce genre de laboratoire serait une aventure passionnante au service de laquelle je souhaiterais mettre mes compétences professionnelles.

La blockchain bouleverse la régulation des relations sociales

La « blockchain » est la technologie sous-jacente aux cryptomonnaies telles que Bitcoin. Le caractère monétaire, plus ou moins intraçable et anonyme, de Bitcoin n’a qu’une importance anecdotique. Sa technologie sous-jacente est, elle, révolutionnaire.

Une blockchain est un ordinateur mondial unique qui, au lieu d’être installé dans un immense hangar spécialisé, est installé de manière « distribuée » sur les millions d’ordinateurs et smartphones des utilisateurs qui l’exécutent tous ensemble, simultanément en se coordonnant les uns avec les autres de manière automatique via Internet. Comme tout ordinateur, un ordinateur « blockchain » exécute des applications logicielles. Les premières blockchains, telles que celle de Bitcoin, permettaient principalement d’exécuter des logiciels de transaction financière entre utilisateurs (« Alice transfère 1 bitcoin à Bob »). Mais les blockchains plus récentes, comme celle d’Ethereum, permettent d’exécuter des applications multi-utilisateurs aussi complètes que celles auxquelles nous ont habitués nos ordinateurs et smartphones. A la différence d’un ordinateur ou d’un smartphone habituel, une blockchain, en pratique, ne peut pas être éteinte ni piratée : il ne s’agit pas d’une infrastructure informatique entre les mains d’une personne, d’un groupe d’individus ou d’un opérateur mais d’un ordinateur virtuel unique ultra-sécurisé car s’exécutant simultanément sur des millions d’ordinateurs. Si quelques-uns des ordinateurs participants viennent à « tricher » ou défaillir, ils sont automatiquement détectés par les autres et leurs déclarations sont rejetées.

Étant donné qu’une blockchain est un ordinateur multi-utilisateurs, on qualifie ses logiciels de « contrats intelligents » (« smart contracts ») ou contrats algorithmiques auxquels souscrivent ou non les utilisateurs qui le souhaitent. Un utilisateur de blockchain est un souscripteur de contrat algorithmique. Contrairement à un contrat traditionnel, les contrats algorithmiques apportent une garantie mathématique d’exécution : étant donné qu’il s’agit de logiciels sur un ordinateur que nul ne peut éteindre ni compromettre, ces contrats seront exécutés tels qu’ils ont été écrits (avec leurs éventuels bugs de conception), sans échappatoire possible.

La blockchain est donc une technologie sociale qui permet de conclure et d’exécuter des contrats entre personnes dans des conditions de sécurité telles qu’elles rendent inutile de faire confiance aux contractants ou à un tiers de confiance, à un magistrat ou un arbitre, pour en obtenir l’exécution prévue. On parle de technologies « sans confiance », c’est-à-dire qui permettent de s’exonérer de tout tiers de confiance.

En résumé, la technologie des blockchains, sous-jacente à Bitcoin et aux autres cryptomonnaies, redéfinit la manière dont se régulent certaines relations sociales. La blockchain rend possible des relations contractuelles (y compris des contrats de propriété) tellement sûres qu’elles rendent inutiles les tiers de confiance et les arbitrages humains habituellement requis pour la garantie d’exécution d’un contrat. La décision humaine intervient lors de la conception du contrat et lors de sa souscription. Mais elle n’intervient plus lors de son exécution.

L’histoire se répète, c’est le moment de s’y mettre

A titre prospectif, voici un scénario d’évolution des blockchains qui suit la même logique historique que celle de la démocratisation de l’Internet et du Web. D’ici 2018, la technologie des blockchains, jusqu’ici réservée aux spécialistes des cryptomonnaies et autres cryptanarchistes gagnera en maturité au point d’être utilisable facilement par l’ensemble de la population. A partir de 2018, la blockchain connaîtra une démocratisation de même envergure que celle du Web dans la deuxième moitié des années 1990.

Histoire du Web

Histoire des blockchains

1963 = idée d’un réseau global d’ordinateurs 1988 = concept de cryptomonnaie (David Chaum)
1973 = définition de TCP/IP 1998 = définition des premières cryptomonnaies distribuées (b-money et bit-gold)
1983 = adoption de TCP/IP et du concept d’Internet, premier serveur DNS 2008 = invention du bitcoin
1990 = invention du World Wide Web 2015 = invention de Ethereum, la première blockchain à langage de programmation complet
1993 = début de la démocratisation du Web avec le premier navigateur Web multimédia « NCSA MOSAIC » 2018 = début de la démocratisation des blockchains avec les premières applications mobiles d’utilisation de de contrats algorithmiques.

Les applications de la blockchain

Les blockchains vont être appliquées dans tous les domaines où la sécurité économique est importante et où les tiers de confiance sont traditionnellement présents. Elles redéfiniront le rôle des intermédiaires financiers et contractuels (phénomène de désintermédiation).

Poursuivons notre exercice de prospective :

Les applications immédiates, d’ici 2 à 5 ans, sont les suivantes :

  • blockchains bancaires privées pour la sécurisation des transactions financières (cf. le laboratoire créé en 2015 par les banques Barclays, Goldman Sachs, BBVA, UBS, Credit Suisse, JP Morgan, Royal Bank of Scotland, Commonwealth Bank of Australia, et de State Street)
  • sécurisation des registres, certificats et actes administratifs : gestion du cadastre (cf. les intentions exprimées au Ghana et au Honduras), transformation numérique des métiers notariaux, sécurisation des actes juridiques, sécurisation et ouverture des registres du commerce, des listes d’organismes agréés, des diplômes et certificats de compétences, etc.
  • sécurisation et automatisation des transactions administratives et des versements associés (Chèque Emploi Service Universel, allocations familiales, déclarations administratives, déclaration et collecte des impôts et taxes, …)
  • identification partielle des migrants et réfugiés, renforcement de la coopération policière européenne, lutte contre l’évasion fiscale, …
  • émergence de la propriété collaborative (« smart property ») dans la continuité des AirBNB et autres Uber.

Les applications à moyen terme, d’ici 5 à 10 ans, pourraient être les suivantes  :

  • démocratisation des micro-paiements et des portes-monnaies individuels sur blockchains, « explosion » du nombre de contrats et développement des nouveaux usages autour de la consommation collaborative, accélération des phénomènes « d’ubérisation » ; de même que chaque nouvel internaute avait sa « page Web » ou son « mur Facebook », chaque internaute publiera sur une blockchain sa collection de souscriptions et contrats et y gérera les transactions de sa vie quotidienne, en plus ou moins grande conformité avec les législations locales,
  • développement à grande échelle de la propriété collaborative (exemple : je possède cet objet de telle heure à telle heure et uniquement si telles conditions sont remplies, et tu en es propriétaire le reste du temps), nouvelles formes de contrats de prestations et de travail collaboratif (par exemple résolution de problèmes algorithmiques contre paiement, ou participation à des oracles collaboratifs organisés autour du principe du Point de Schelling),
  • nouvelles formes de collecte de dons et impôts volontaires, nouveaux modes de redistribution des richesses (cf. revenu de base, smart basic income), démocratisation des monnaies alternatives spécialisées,
  • nouveaux instruments pour le financement des politiques publiques (exemple : smart Social Impact Bonds)
  • sécurisation de l’open data pour en faire une infrastructure informationnelle publique utilisable pour les transactions de la vie courante,
  • développement et fiabilisation des marchés de prédiction semi-automatisés par appel à une foule d’internautes livrant des prédictions (crowd-sourcing) et aux capacités croissantes de prédiction et d’apprentissage automatisé (machine learning)
  • émergence des premières D.A.O. (Distributed Autonomous Organizations), organisations gouvernées sans intervention humaine : banques sans banquiers, assurances sans assureurs, mutuelles sans administrateurs, sociétés privés sans gérants ni conseils, associations sans conseil d’administration, partis politiques sans bureaux politiques, complexes logiciels et intelligences artificielles restreintes.

Les applications à long terme, d’ici 10 à 20 ans, donneront toute sa dimension à la révolution blockchain. En particulier, la société sera marquée par de nouveaux sentiments identitaires d’appartenance à des communautés fondées sur des contrats algorithmiques. Après la tribu ou la famille, puis la nation et la société privée, les contrats algorithmiques créeront une surcouche de régulation sociale au travers de communautés contractuelles transnationales, concept exploré par plusieurs auteurs de science-fiction de style « cyberpunk » ou « steampunk » comme par exemple les « phyles » de Neal Stephenson (L’Âge de Diamant).

Impact sur les acteurs économiques

A court terme, la technologie des blockchain annule une part croissante de la valeur ajoutée de tout ou partie des tiers de confiance, en les rendant inutiles et obsolètes. Le phénomène est à rapprocher de la manière dont le Web a annulé une partie de la valeur ajoutée des distributeurs de contenus culturels, ce qui avait entraîné la crise de l’industrie du disque et de la presse. Les blockchains transforment la confiance contractuelle en une matière première faiblement différenciatrice, dont tous les opérateurs économiques peuvent disposer à faible coût, sans pouvoir y construire un avantage concurrentiel durable.

En banalisant (commoditization) la technologie des opérateurs et tiers de confiance, la blockchain détruit les rentes des « intermédiaires » de confiance et déplace les gisements de valeur ajoutée vers une « couche technologique » plus élaborée : celle des applications et usages des blockchains. Ce faisant, elle crée un phénomène d’ « innovation de rupture » qui érode les parts de marché des opérateurs traditionnels « de confiance » (banques, assurances, mutuelles, professions réglementées de la confiance, voire administrations) et les acculera progressivement vers des niches à plus forte valeur ajoutée mais à plus faible volume, jusqu’à les faire disparaître. Le périmètre exact des industries concernées reste à préciser.

Les innovation de rupture permises par la blockchain permettent à de nouveaux acteurs de concurrencer ces opérateurs traditionnels sur leurs segments « bas de gamme » qu’ils leur délaisseront progressivement au fur et à mesure que les applications des blockchains gagneront en maturité, en simplicité, en praticité et donc se démocratiseront. Les nouveaux acteurs des blockchains proposeront des offres « sans tiers de confiance » tellement simples, pratiques et peu coûteuses qu’ils y donneront accès pour des segments de clientèle très nombreux, très volumineux et jusqu’ici exclus du marché des applications traditionnelles de la confiance contractuelle.

On devrait, par exemple, voire émerger des offres de services bancaires sans banques, de crédit sans organisme de crédit, d’assurance sans assurance, de mutuelles sans mutuelles, de notaires sans notaires, d’huissiers sans huissiers, pour des contrats simples, pratiques et peu coûteux jusqu’ici hors de portée des particuliers. On peut d’ailleurs constater les prémisses de ce phénomène à travers l’émergence des prêts entre particuliers.

Des excès de la financiarisation ou de l’ubérisation de l’économie sont à craindre. Mais des innovations sociales solidaires de très grande ampleur sont également à espérer.

A plus long terme, l’administration et les services publics sont directement concernés. En effet, l’administration publique a aussi une raison d’être qui est de nature économique : celle d’offrir aux citoyens des services publics dans le respect de l’intérêt général et avec un haut niveau de confiance, celui inspiré par la puissance de l’État et sa capacité régalienne de violence (police, justice, prison, armée). Supposons que les citoyens puissent commencer à obtenir des services similaires en souscrivant à des contrats algorithmiques et que les preuves mathématiques d’exécution de ces contrats, offertes par leur nature algorithmique, leur inspirent davantage confiance que l’État (qui est plus fiable : les mathématiques ou les États ?). Alors ils se tourneront progressivement vers ce nouveau mode de régulation de leurs relations, meilleur garant de l’intérêt général que l’État. Leur qualité de souscripteur pourrait prendre plus d’importance à leurs yeux que leur qualité de citoyen. Jusqu’à il y a peu, l’État exerçait une sorte de monopole sur la défense de l’intérêt général, monopole déjà largement érodé par le développement du secteur associatif et celui, plus limité, du mécénat privé. Mais rien n’empêchera désormais un collectif de personnes d’écrire un contrat algorithmique défendant la vision de l’intérêt général à laquelle ils souscrivent (leur politique), d’y souscrire et d’y trouver un substitut pratique aux services publics avec toute la confiance mathématique conférée par la nature algorithmique de ces contrats.

Et si les citoyens, plutôt que d’espérer changer le monde par le débat démocratique et le vote, se mettaient à vouloir changer de monde en souscrivant à des contrats collectifs reflétant leurs valeurs et leur vision politique ? Et si l’État, prenant les devants, proposait des applications blockchain et des contrats algorithmiques incarnant les valeurs et principes de notre démocratie et promouvant l’intérêt général, tout en laissant au citoyen la possibilité d’y exprimer ses besoins et aspirations individuelles ? Et si on mettait les blockchains au service de l’État, de l’intérêt général et de l’innovation sociale ?